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Photographie, image & communication visuelle...

De la plaque de verre au numérique : recherche, expositions, projets...

1ère partie [Luc Delahaye / PORTRAIT(S)] Dissection d’un parcours photographique hors norme et transversal

            Avant la série History, Luc Delahaye s’est toujours présenté comme un photographe de guerre, un photoreporter mais jamais comme un artiste. La pratique photographique actuelle de Luc Delahaye est le résultat d’une évolution qui a très tôt laissé pressentir une volonté d’inscrire son travail dans le domaine de l’art contemporain. Exposer son travail photographique dans une galerie d’art ne signifie pas pour autant que l’on est un artiste. Le moyen de communication est une chose et le processus de création en est une autre. Avant de s’intéresser à ses derniers travaux photographiques, il faut tout d’abord revenir sur l’ensemble de sa carrière de photoreporter afin de détecter les signes laissant présager cette évolution vers l’art contemporain. La série History fait l’objet d’une attention toute particulière afin de comprendre la démarche du photographe et les enjeux esthétiques de ses photographies. L’analyse de la photographie intitulée Musenyi et la comparaison avec la peinture de Gustave Courbet, Un Enterrement à Ornans, permet de faire naître des interactions entre la peinture d’histoire et ses images autonomes.

 

 

[1. Retour sur son parcours photographique]

 

            Luc Delahaye a débuté sa carrière de photographe dans les agences Mobapress, Sipapress puis Magnum. Il a photographié de nombreux conflits dont les clichés étaient destinés à la presse quotidienne et hebdomadaire.

              « C’est en 1989 que j’ai pu commencer avec les conflits internationaux, et sans concessions : je ne partais que sur des histoires qui m’intéressaient, en refusant de ne servir que les intérêts de l’agence. Chaque photographe est un rouage du mécanisme et je n’ai jamais accepté cette servitude. J’ai voulu imposer tout de suite mon image de photographe de guerre. »

 

Son appartenance au photoreportage est manifeste. Il s’impose et s’implique comme photographe de guerre. Ses photographies sont sans équivoque. Pourtant, parallèlement à ses reportages et à son parcours de photographe de guerre, Luc Delahaye a commencé à développer une pratique photographique à la fois éloignée et proche des sujets internationaux qu’il traitait. Une pratique photographique éloignée en raison du choix et de son appropriation du sujet. Mais aussi une pratique photographique proche par ce besoin obsessionnel de ne plus s’interposer entre son sujet et le regardeur. Cette dualité semble avoir commencé peu après sa nomination à l’agence Magnum en 1994. Vers l’année 2000, il évoquait ainsi sa pratique photographique à l’agence Magnum:

              « Il faut dire que j’essais de développer depuis des années quelque chose de paradoxal, qui peut sembler idiot. Le « style » que je travaillais devait être indécelable ; je cherchais une forme d’absence, une forme d’indifférence, le seul moyen pour moi d’être connecté au réel. Le style, c’est la singularité, et moi j’essayais de me dissoudre dans le monde, de m’oublier dans la guerre… La démarche était bizarre, mais paradoxalement j’étais vraiment là : un « être là ». On a quelquefois des moments de grâce ; j’en ai connu dans la guerre. »

 

Sa nomination dans cette agence a certainement contribué à concrétiser et développer sa nouvelle approche du sujet. Magnum fait partie de ces agences qui ont décidé de multiplier les sources de communication de ses images en conservant l’intégrité de la démarche du photographe. Ainsi, plusieurs travaux photographiques de Luc Delahaye, annoncent les prémices de son évolution future. La forme d’absence qu’il recherchait est manifeste dans Portraits/1 (1996) et Mémo (1997). Dans la première série de clichés, il propose à des sans-abri de se faire photographier dans un photomaton. Ce n’est pas le regard du photographe qu’il nous propose mais un miroir tendu aux sans-abri. Dans la seconde série, il réalise une compilation de portraits de victimes. Ses projets photographiques conviennent difficilement à la presse écrite car les processus de création et de récolement des images ne correspondent ni aux attentes ni aux contraintes inhérentes à la presse écrite. Sa série de clichés est plus l’illustration d’une enquête journalistique que le regard et l’approche du photographe sur un sujet choisi. Cette volonté d’effacement du photographe, perceptible dans les différents travaux photographiques de Luc Delahaye, a certainement été influencée par un autre photographe de l’agence Magnum : Raymond Depardon. Ce dernier dépasse son rôle de photoreporter pour faire partager son expérience physique et directe du monde en s’éloignant des colonnes de la presse écrite. Cet « égotisme photographique » comme le nomme Michel Poivert, est une vision de l’information sur le mode du miroir inversé témoignant de l’état d’âme du photographe. Selon ce même conférencier, cet égotisme est mené jusqu’à son paroxysme par Luc Delahaye.

            Dans L'Autre (1999), Luc Delahaye met en place un dispositif particulier de prise de vue qui est aussi dans la continuité de cette absence. Si le photographe est physiquement derrière l’appareil photographique, il n’est pas derrière le viseur :

              « De 1995 à 1997, j’ai beaucoup sillonné les lignes Nation-Dauphine et Porte-d’Orléans - Porte-de-Clignancourt pour photographier, à leur insu, les usagers du métro. Cela se passait toujours de la même manière : j’entrais dans un wagon, je m’asseyais où je pouvais, dans le carré du milieu, l’appareil photo autour du cou comme l’arme du crime, le déclencheur souple caché dans la poche de ma veste. Je ne prenais la photo qu’à l’arrêt, mais lorsque le bruit des portes qui se refermaient couvrait le clic de mon appareil. Je ne recherchais pas une expression sur les visages. Je n’étais intéressé que par le protocole très strict que je m’étais fixé en matière de netteté, de lumière, de cadrage. Il m’a fallu y passer deux ans et demi pour avoir la bonne distance dans ma tête. »

 

Ce travail photographique fait l’objet d’un protocole et d’un dispositif méticuleux et précis. Walker Evans fit entre 1938 et 1941, un travail photographique similaire intitulé : « The Passengers ».
 

        
Walker Evans, Sans titre, Extrait de la série The Passengers, New York, 1938-1941.

 

Contrairement à Walker Evans, Luc Delahaye est dans une logique de systématisation du début jusqu’à la fin de son projet. Aucune de ses images, dans leur unicité ne laisse entendre qu’il s’agit d’un projet photographique, d’une démarche artistique ou d’une œuvre. Seuls le corpus iconographique, le processus de création des images et le discours qui les accompagne modifient notre réception de ses photographies. Dans le discours de Luc Delahaye, il est intéressant de souligner le terme de « protocole » qui éloigne sa démarche de celle du photojournaliste qui est dans l’instantanéité avec son sujet. Dès cette série de photographies, Luc Delahaye montre qu’il manie et allie parfaitement l’immédiateté propre au photojournalisme devant son sujet et une démarche photographique posée capable de se perpétuer sur toute la durée d’une série de photographies. Il franchit les limites d’un photoreportage qui ne peut difficilement trouver sa place dans les médias. Ce travail photographique est-il un reportage sociologique et anthropomorphique où une œuvre artistique ? Peut-être, une démarche photographique hybride qui trouve un écho dans l’art contemporain par des préoccupations et des questionnements communs.

Une des photographies, publiées dans l’ouvrage L’Autre, édité par les Editions PHAIDON PRESS LIMITED en 1999 et reprise dans le film de Michaël Haneke ; Code inconnu, a fait l’objet d’un procès pour violation de droit à l’image. Le plaignant fut débouté par le Tribunal de Grande Instance de Paris le 2 juin 2004 car Luc Delahaye n’a pas fait un usage fautif de la liberté d’expression. Les arguments avancés lors du verdict sont particulièrement intéressants. Un jugement rendu doit s’appuyer sur des preuves et les plaidoiries de chaque partie. Or, le verdict fait état de la valeur artistique de son travail photographique et ne mentionne pas la valeur journalistique du photoreporter en pleine possession de sa carte de presse. Ainsi l’ouvrage et les photographies de Luc Delahaye ont été considérés par le Tribunal comme :

              « Incontestablement une œuvre artistique par l’originalité de la démarche de l’auteur, photographe mettant son art au service d’une observation sociologique, (…) la manière dont il a su faire passer l’expression des sujets et la qualité des images tenant, entre autre, à la façon dont les personnages sont cadrés et leur regard capté. […] le but recherché n’aurait été atteint si le photographe avait agi à découvert; que s’il a « volé » ces images, ce n’est pas spécialement dans un but commercial ou mercantile comme le prétend le demandeur, mais dans la perspective de fournir un témoignage sociologique et artistique particulier sur le comportement humain, étayé par l’analyse d’un philosophe et sociologue cosignataire du livre. »

 

Au-delà de la témérité du plaignant qui s’attaque à une grande maison d’édition, un cinéaste connu et un photographe de renom, les arguments retenus servant à le débouter sont surprenants. Ce n’est pas le droit à l’information qui est mis en avant lors du jugement mais bien le témoignage artistique soutenu par le témoignage sociologique sur le comportement humain. La préface écrite par le philosophe et sociologue Jean Baudrillard n’est en rien une étude sociologique, quelque soit la pertinence de ses propos. Il n’a jamais été mentionné que cette série d’images avait permis à des chercheurs de faire une étude comportementale, anthropologique ou sociologique… Le témoignage sociologique placé avant le témoignage artistique appuie et crédibilise la pratique de l’artiste. Il est évident que ce ne sont pas les tribunaux qui déterminent ce qui est artistique et ce qui ne l’est pas. Seulement cette sentence repose sur l’argumentation avancée par l’avocat répondant aux accusations qui sont faites à l’encontre de ses clients. D’un point de vue juridique, le droit à l’information et la liberté d’expression du journaliste ne semblent-ils pas être des arguments plus concrets ou stables que celui du témoignage artistique dont les critères sont plus difficilement appréciables ? La défense n’a peut-être pas souhaité les utiliser car ces images dépassent tout simplement le cadre journalistique…

            Les conclusions du procès sortent l’année où Luc Delahaye quitte l’agence Magnum et commence à se positionner en tant qu’artiste alors que la série L’Autre fut réalisée durant la période où il était photoreporter à l’agence Magnum. Ainsi, Luc Delahaye semble n’avoir jamais exclu le potentiel artistique de ses images :

« “The Magnum and Newsweek photographer Luc Delahaye recently declared publicly that he was no longer a photojournalist. He was an artist. While this kind of talk would make Englishmen blush, the French are perfectly at ease cohabiting with art. For them, it is a relationship as normal as falling in love - and often not quite as daft.

"When did you become an artist?" I asked Delahaye, recalling his career covering the conflicts in Afghanistan, Rwanda, Bosnia, Israel/Palestine and the Gulf as a war photographer.

"Officially, three years ago," he said.” » The Guardian

   

            En 2001, il est artiste-résident à l’Université Toulouse 2. Les quatorze photographies qui couvrent du quartier du Mirail incarnent l’échec de l’utopie des urbanistes des années 1960. Son projet photographique est réalisé sur le long terme avec un processus de création, l’édition d’un ouvrage et des expositions comportant des tirages un peu plus imposant que le format dit « traditionnel », à savoir le 30X40 cm. Lors de ses discussions avec les étudiants de l’université, il réfute le terme d’ « artiste ». Soit ses propos sont en contradiction avec ceux tenus au magazine The Guardian, soit Luc Delahaye a changé subversivement de point de vue.

            Ces changements sont peut-être l’aboutissement d’une réflexion consistant à maîtriser totalement ses projets photographiques sans l’intervention de « communicants » plus soucieux par une mise en page aguicheuse et soumise à de multiples contraintes que par l’intégrité du témoigne d’un photographe parmi tant d’autres sur le terrain du vécu. Il est légitime de s’interroger sur l’approche mercantile d’un tel changement de direction mais la problématique des marchés de l’art et de la presse n’est pas au centre de ce questionnement car il ne peut être survolé aussi rapidement. La pratique photographique de Luc Delahaye en marge des commandes réalisées pour la presse écrite, manque de cohérence et de clarté par rapport à son discours. Qu’il s’agisse d’un acte involontaire ou intentionnel, son positionnement face à sa propre pratique photographique devient le sujet central d’History et en donne tout l’intérêt à en croire les nombreux écrits qui traitent de cette dernière série de photographies.


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