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Photographie, image & communication visuelle...

De la plaque de verre au numérique : recherche, expositions, projets...

Photographie et représentation de la pauvreté

"Traces d'habitat" de Frédérique Gaillard

Effacement de la figure locale de la pauvreté & traitement global du problème

Photographie de Frédérique Gaillard "Traces d'habitat"

« Est pauvre celui dont les moyens ne suffisent pas aux fins qu’il poursuit. »[1] Georg Simmel

 

             Que les origines de la pauvreté soient globales ou locales, ses conséquences sont toujours subies au niveau local. La notion de pauvreté est observée dans sa globalité sans forcément distinguer ses causes. Comprendre les pauvretés locales, c’est avant tout analyser des situations distinctes. Si la figure du pauvre reste toujours la même, chaque problématique est différente. Dans le raisonnement qui suit, la question du local et de la pauvreté, est analysée à l’échelle d’un individu ou d’un groupe d’individus (dans un secteur). En revanche, le global s’étend à l’échelle d’un pays, d’un continent ou du monde entier. Cela permet de comprendre pourquoi il est dit ici que les origines des pauvretés peuvent être globales ou locales tandis que les conséquences sont toujours subies au niveau local, c’est-à-dire au niveau de la plus petite entité qui existe : l’individu (le local).

            La notion de pauvreté est globalisante et source d’amalgames. Le mot « pauvreté » est l’un des innombrables termes qui nomment les pauvres, les effleurent, les évoquent ou tentent de les comprendre. Le champ sémantique de la pauvreté exprime lui-même le malaise de ceux qui le développent. Mais la difficulté à exprimer la pauvreté ne seraient-elles pas à l’image des tentatives de contournement du problème ? Ne faudrait-il pas parler « des pauvretés » afin d’inclure les causalités dans le mot ?

            On constate une incapacité à convenir sur le plan international, d’un seuil de pauvreté ou d’une définition sociale du « pauvre ». Mais un seuil établi au plan global est inévitablement contradictoire avec les seuils calculés au plan local car les stratégies politiques diffèrent. La volonté de comprendre les pauvretés ne s’accorderait-elle pas avec le fait d’associer une pauvreté à sa cause ?

            La représentation des pauvretés a un rôle majeur dans notre compréhension du monde et dans notre relation à l’autre. Elle se doit de nous renvoyer toute la complexité d’un sujet et non de faire compatir à la douleur des autres, grâce à une iconographie riche en symboles quasi-universelles mais dénuée de toute vraie analyse. Comment les pauvretés peuvent-elles être appréhendées et comprises dans toutes leurs complexités locales et globales ? Pour notre perception du problème, les photographies et les reportages ont une mission importante dans cette transmission moins parcellaire du sujet.

Glissement sémantique & approche globale de la pauvreté

            On assiste, depuis plusieurs années à un glissement sémantique des mots « pauvre » et « pauvreté » vers des termes comme « exclu », « SDF » (Sans Domicile Fixe), « marginal »… La multiplicité des mots et expressions tend à relativiser une situation donnée particulièrement précaire. Elle n’établit pas de hiérarchie dans l’échelle de la pauvreté. Elle ne catégorise pas les causes. On peut même observer des phénomènes de mode dans l’usage de ces mots. Le mot exclu, par exemple, apparaît dans le vocabulaire vers la fin des années 1980[2]. Il ne s’agit que d’euphémismes censés diluer une problématique globale d’une grande complexité. Ces trois expressions – exclu, SDF, marginal - sont intéressantes, car elles ne sont employées que dans les pays industrialisés. Elles renvoient à l’évolution et au changement de la situation de déclassement social. L’individu n’est plus dans un groupe social, il en est exclu, il est marginalisé. Il devient un exclu, un marginal. Il est en marge d’une société organisée et ne peut s’y intégrer pour l’instant. Mais cette exclusion ne semble pas si évidente si l’on écoute Georg Simmel lorsqu’il évoque l’interaction entre « le pauvre » et « le groupe » auquel il est rattaché : « En un sens, le pauvre se trouve donc, il est vrai, en dehors du groupe, mais cette exterritorialité n’est qu’une forme particulière d’interaction avec le groupe qui le lie en une unité avec le tout dans son sens le plus large[3]. » Selon lui, l’exclusion ne semble pas totalement possible.

            L’individu perd un bien matériel important : le lieu de vie, son logement. Avec l’expression « Sans domicile fixe », l’individu est uniquement ramené à sa situation matérielle : l’absence de foyer (sans feu ni lieu). L’expression « SDF » incarne (et désincarne l’être humain) le paroxysme de l’effacement de la figure de la pauvreté en réduisant l’expression de l’individu à des initiales. Le personnage de l’ethnofiction[4] de Marc Augé, définit en ces termes, la perte du foyer : « La perte du lieu, c’est comme la perte d’un autre, du dernier autre, du fantôme qui vous accueille chez vous lorsque vous rentrez seul[5]. » Ce personnage qui passe d’une bonne situation professionnelle à celle d’un SDF, parle de son parcours et de son ressenti. Pour Marc Augé, le personnage de cette ethnofiction, est une expérience locale au profit d’une compréhension globale d’une situation. « Ce n’est plus seulement la psychologie qui est en cause dans la situation des sans-logis, mais directement le sens de la relation, de l’identité et de l’être. […] C’est en ce regardant lui-même, aujourd’hui, que le personnage d’ethnofiction découvre la folie du monde[6]. »

            Les difficultés à nommer une situation aussi délicate que celle de la pauvreté, montre notre gêne à la regarder et à la définir. Le fait d’utiliser le mot « pauvreté » au pluriel aide à contenir toute la complexité des différentes situations et d’inclure aussi les causalités des phénomènes de pauvretés. Les différentes pauvretés locales sont exprimées sans jugement de valeur.

Seuils de pauvreté & stratégies politiques

          Que la pauvreté soit évoquée au niveau d’un pays ou de la Banque mondiale, tous utilisent des seuils différents. La notion de « pauvreté » pour les uns correspond à « l’extrême pauvreté » (misère) pour les autres. Deux définitions économiques de la pauvreté s’affrontent : la « pauvreté relative » et la « pauvreté absolue ». La première qui est celle considérée par de nombreux pays, tient compte des besoins d’un individu dans son contexte national. Cette pauvreté locale est moins soumise à un danger de mort imminent. William T. Vollman évoque les personnes soumises à cette pauvreté : « Les gens qui sont pauvres mais qui ne courent pas de danger imminent de mourir ont plus de chance de prendre du recul et de concevoir leur pauvreté[7]. » Selon lui, la pauvreté aurait comme une emprise sur sa victime. Plus la pauvreté locale est grande est plus l’emprise est importante.

         La pauvreté absolue est mesurée à l’échelle mondiale et ne tient compte uniquement des besoins alimentaires minimums d’un individu. Le seuil de la Banque mondiale correspond à 1$ par jour et par personne. Mais comment se contenter d’une mesure de la pauvreté qui ne tient compte que d’un seuil égal au minimum vital ? Les différents seuils adoptés au niveau national, européen et mondial, rendent difficiles voire impossibles la comptabilisation globale des pauvres dans le monde. Ils ne définissent pas toute la complexité sociale des pauvretés. La pauvreté est une image construite à partie de notre propre subjectivité car l’on peut vivre sous le seuil de pauvreté est ne pas se sentir pauvre. Les personnes en difficultés ont souvent tendance à se comparer à des individus dans une plus grande difficulté. Cette comparaison est aussi un moyen de se rassurer.

            La volonté d’apporter assistance aux pauvres est en partie cynique car il est naturel de considérer que la pauvreté porte atteinte au bien-être de l’individu. Mais il faut admettre qu’elle nuit au développement économique d’une région ou d’un pays. Résorber la pauvreté a un objectif local, aider un individu à sortir de la précarité, mais aussi un objectif stratégique global qui consiste à analyser les conséquences d’une pauvreté à grande échelle. Si l’on parle de la pauvreté dans l’absolu, il y a donc une perte de singularité. La représentation de la pauvreté devient standardisée et l’on assiste à un effacement de la question de la pauvreté locale et à toutes ses spécificités.

            Trouver des solutions pour résorber les pauvretés, c’est avant tout, être capable de dénombrer les personnes pauvres et de différencier les niveaux de précarité. Dès lors, les conséquences des pauvretés, quelles soient locales ou globales, peuvent être intégrées à cette réflexion.

Pauvretés : causes & conséquences

           Comprendre et résorber les pauvretés locales nécessitent une mise en perspective des causes et des conséquences. Sans cette étape, la résolution des problèmes est vaine. La question de la pauvreté est multidimensionnelle. Toutes les pauvretés ne peuvent pas être mises au même niveau. Cette réflexion ne consiste pas à créer une hiérarchie entre les pauvres, mais de constater que des raisons géopolitiques ou sociopolitiques n’ont pas les mêmes impacts et donc, les mêmes solutions à adopter. Pour analyser et comprendre les pauvretés, il faut tout d’abord définir les différents contextes. Il est impossible d’énumérer les différentes pauvretés locales mais l’on peut différencier leurs origines locales et globales.

          Par exemple, les pauvretés d’origine locale nécessitent un traitement au cas par cas. Elles sont associées à des situations individuelles propres : des accidents de la vie. Ce cas de figure est plutôt présent dans les pays développés où la pauvreté n’est pas la « règle » mais l’exception. Dans ces pays, elle y est minoritaire. En revanche, les pauvretés globales ont des provenances diverses. Elles peuvent toucher des régions entières, un ou plusieurs pays. Une catastrophe naturelle ou industrielle, une dictature, une guerre civile, une crise économique, un changement climatique produisant des réfugiés climatiques peuvent avoir des répercutions à grande échelle avec des conséquences sociopolitiques sur un périmètre parfaitement délimité. Cependant, la mondialisation fait se répercuter les conséquences de ces événements comme une réaction en chaîne et impacter au niveau local ou global. Tout dépend de l’ampleur de ces conséquences et de la zone mise en cause. Les semenciers d’OGM aux Etats-Unis, ruinent peu à peu les producteurs indiens de coton qui ont des champs contaminés par les OGM. Ils se doivent de payer des royalties sur les nouvelles semences dont les prix sont exorbitants par rapport à leurs revenus. La contamination sauvage ne leur laisse aucune issue. Un autre cas, très différent, renvoie à une confrontation du local et du global dans la pauvreté. Les habitants d’origine britannique qui vivent au Zimbabwe ont été spoliés par l’État qui leur demande de rentrer « chez eux », en Grande-Bretagne. Malheureusement, ces habitants ont renoncé à leur nationalité anglaise ou ne l’ont jamais eue (deuxième génération d’expatriés restés dans le pays même après son indépendance). Ces quelques exemples illustrent toute la complexité des pauvretés de notre planète.

            Des patients peuvent présenter les mêmes symptômes. Pour autant la réponse qui consisterait à apporter une seule et même médication pour l’ensemble serait interprétée comme une erreur de diagnostic. Les pauvretés ne pourront pas être résorbées avec la généralisation d’un revenu minimum ou par la distribution d’un quelconque médicament, matériel ou aliment. Chaque pauvreté doit être replacée dans son contexte géopolitique ou sociopolitique afin que l’on s’attaque à la cause dans un premier temps.

            L’enjeu de l’image et du récit est de lutter contre des représentations uniformes des pauvretés afin de privilégier une approche locale, en tenant compte des contextes et des causes.

Représentation des pauvretés

            Les images renvoyées par ces différentes précarités sont trop souvent similaires alors que les causes locales sont différentes. L’enjeu de la représentation des pauvretés n’est pas de rechercher un modèle esthétique à vocation compassionnelle mais de représenter toute les complexités locale et globale du sujet. Les représentations uniformes et monolithiques des pauvretés dans le monde, souvent inspirées de l’iconographie chrétienne ne fait que cristalliser une image dans les conséquences de la situation donnée. L’image renvoyée trahit la réalité locale au profit d’un pathos. Les photographies de reportage réalisées sur ce modèle ont peut-être eu un impact il y a quelques années. Mais le genre s’est aujourd’hui essoufflé. Certains travaux photographiques nous renvoient à une vision moins fragmentée d’une condition politique globale porteuse de détresse et de pauvreté.

            Le photographe David Goldblatt, traite dans Intersections[8], des conditions sociales après l’Apartheid en Afrique du Sud. Il enquête minutieusement et décèle les détails importants qui témoignent de l’évolution du pays. La qualité technique des images participe à la révélation du visible. Le photographe de l’agence Vu, Christian Lutz, a réalisé un travail très complet sur les situations politique, économique, écologique et sociale au Nigéria. Cette série photographique intitulée Tropical Gift : The business of oil and gas in Nigeria[9] met en parallèle deux réalités locales en totale opposition. D’un coté, de riches investisseurs dans l’or noir vivent dans l’opulence au sein des villes de Lagos et Abuja. De l’autre, les conséquences écologiques et sociales de l’exploitation pétrolière et du gaz dans le Delta du Niger. Localement, ces exploitations sont des désastres écologiques notamment en raison de la terre saturée d’hydrocarbure et  le pétrole déversé dans le fleuve. L’agriculture locale est devenue impossible et les populations s’appauvrissent. Les hommes d’affaires vivent dans une autre réalité locale à moins de 500 km du fléau, alors qu’ils en sont à l’origine. Des choix économiques internationaux et globaux ont des répercutions locales particulièrement ciblées. Le rapport entre les riches et les pauvres est une relation de dominant /dominé. Les exemples de David Goldblatt et Christian Lutz illustrent de l’importance de la photographie dont la fonction documentaire offre au spectateur une dimension moins parcellaire que les fragments de vie représentés dans une photographie qui puise ses référents dans la mémoire collective.      

            Toutes les tentatives visant à remplacer les mots « pauvre » et « pauvreté » ne seraient que des phénomènes de mode, destinés à effacer la figure de la pauvreté par des euphémismes. Ces derniers n’auraient pour seule conséquence que de minimiser des situations douloureuses aux origines diverses mais surtout complexes. La pauvreté est polymorphe d’où la raison de notre insistance pour parler des « pauvretés ». Les divers seuils de pauvreté nous renvoient à la complexité du problème. Elles doivent être analysées sur un plan global pour être résolues au niveau local. La compréhension des causes est indispensable pour la résolution des problèmes. La représentation de la pauvreté se doit d’être à la hauteur de la complexité du sujet. L’intérêt de la photographie est de pouvoir sans cesse se renouveler et, mieux encore, faire comprendre des situations politiques, écologiques, économiques, sociales… Même si les conséquences de la pauvreté tendent vers une image universelle du pauvre, les multiples causes offrent, malheureusement, matière à des projets photographiques novateurs.

par Frédérique Gaillard, Responsable des collections photographiques et chargée d'enseignement supérieur

Chapitre 11 de l'ouvrage Lieux et mondes : Arts, cultures & politiques, L'Harmattan, Paris, 2015, p. 155.

  1. Simmel, Georg, Le Pauvre, Paris, Éditions Allia, 2009, p. 72.
  2. Définition du mot « exclu » : « Terme utilisé depuis la fin des années 1980 et qui désigne l’ensemble des individus vivant au-dessous du seuil de pauvreté. ». Définition du dictionnaire Larousse.fr, [en ligne], [consulté en janvier 2011], < www.larousse.fr/dictionnaires/francais/exclu >.
  3. Simmel, Georg, op. cit., p. 26.
  4. Définition du mot « ethnofiction » : « […] récit qui évoque un fait social à travers la subjectivité d’un individu particulier ; mais puisqu’il ne s’agit ni d’une autobiographie ni d’une confession, il faut bien créer cet individu fictif « de toutes pièces », c’est-à-dire à partir des mille et un détails observés dans la vie courante. » in Augé, Marc, Journal d’un SDF, Paris, Éditions du Seuil, 2011, p. 8.
  5. Ibid., p. 46.
  6. Ibid, p. 11.
  7. Wollman, William T., Pourquoi êtes-vous pauvre ?, Arles, Actes sud, 2005, p. 14.
  8. Goldblatt, David, Intersections, Munich, Prestel, 2005.
  9. Tropical Gift : The business of oil and gas in Lutz, Christian, Nigeria, Baden, Lars Muller Publishers, 2010.
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